The City of Absurdity The Straight Story
Reviews

Après «Lost Highway», «Une histoire vraie»,
inattendu road movie à dix à l'heure de David Lynch.

Lost departementale

Par DIDIER PÉRON, envoyé spécial à Cannes, Libération, 22 mai, 1999

Soyons clair: David Lynch pourrait bien filmer en plan fixe pendant quatre heures la moquette du bureau que l'on trouverait ça toujours plus passionnant que 90 % de la production cinématographique mondiale. Avec Une histoire vraie (The Straight Story en VO), on ne passe d'ailleurs pas très loin d'une telle hypothèse de travail. Lynch, trop souvent étiqueté «prince du bizarre» et autres noms d'oiseau, prenant tout le monde de vitesse et à rebrousse-poil, signe un huitième long métrage si littéral et dépouillé qu'il paraîtra sûrement à beaucoup vide et plat, sans les contrastes sonores, l'ampleur du hors-champ et la volumétrie figurative qui fascine tant, d'habitude, les admirateurs de son cinéma.

Cran. On avait quitté le personnage de Bill Pullman fonçant à tombeau ouvert dans l'obscurité atroce de la Lost Highway, on récupère Alvin Straight sur une route vallonnée qui mène de Laurens (Iowa) à Mont Zion (Wisconsin). Entre la perdition centrifuge dans les spires psychotiques de Lost Highway ou Twin Peaks et le périple naturaliste en tondeuse autotractée John Deere 66 de Straight Story, il n'y a de prime abord aucun pont tendu, aucun souterrain possible à creuser. La musique éthérée revue country cajun d'Angelo Badalamenti, quelques freaks résiduels dans les coins d'une scène permettent aux maniaques de déchiffrer la permanence du maître dans son œuvre. D'autres, jaloux ou misogynes, se rassurent déjà en affirmant que Lynch a fini par céder aux caprices de sa compagne, Mary Sweeney, coauteur du scénario avec John Roach, renonçant à d'autres projets terrifiques et personnels comme la Métamorphose ou l'Arlésienne Ronnie Rocket.

Ceux-là, et tous les autres, n'y comprennent rien. Steven Soderbergh déclarait récemment qu'en Amérique un cinéaste qui avait le cran de filmer deux vieux acteurs en train de se parler était ce qu'il pouvait y avoir de plus avant-gardiste, et que l'on ne pouvait pas mieux se mettre dans le collimateur de Hollywood, qui ne roule plus que par et pour les ados. Lynch est et demeure à cet égard un grand expérimental, et The Straight Story un film incroyable et bouleversant sur le temps de la vie, comment tout est passé si vite et comment cependant on n'a cessé, et on ne cesse encore, de voir les choses venir de loin. Des vieux parlent du passé, de leur jeunesse enfuie, des douleurs d'antan et pleurent comme des gamins fripés, une moissonneuse fauche les blés au ralenti dans un nuage de poussière, la route file droit, elle semble longue, et pourtant on touche au but.

La paix en vue de la mort. Donc Alvin Straight (remarquable Richard Farnsworth), 73 ans, veut rejoindre son frère aîné, Lyle, qui a eu une attaque cardiaque. Les frères Straight, brouillés pour des vétilles, ne se sont pas parlé depuis dix ans. Alvin, qui n'a pas le permis de conduire et refuse qu'on le transporte, décide de faire le voyage de plusieurs centaines de kilomètres sur son tracteur de jardin, tirant un chariot rempli de saucisses de Francfort. Il quitte sa fille Rose (Sissy Spacek) et entame ce que le décorateur du film, Jack Fisk, appelle «un road-movie à 10 km/h». Bivouaquant sous les étoiles, Alvin devient une sorte de vieux beatnik que tout enchante et qui, sentant la mort proche, veut balayer les derniers nuages, briser les dernières entraves, faire rendre gorge aux derniers conflits intérieurs qui le minent. Alvin cherche une paix qui n'est pas celle du mystique, quand bien même il rencontre un pasteur dans un cimetière.

The Straight Story décrit et montre, en série de plans où la caméra embrasse la splendeur mouvante des paysages agricoles dans la lumière d'été, un monde sans dehors ni faille, un monde de la plénitude matérielle qui soudainement fait communiquer le cinéma de Lynch avec les œuvres de Hou Hsiao-hsien ou de Kiarostami, c'est-à-dire des artistes bergsoniens, qui repensent à chaque film les questions de la durée et de la perception, et font de chaque plan un enjeu de mémoire. Le film sur le moment peut décevoir, et pourtant on sait qu'il ne cessera plus désormais de résonner à notre oreille intérieure.

Aspiration au silence. La fantastique orchestration de bruits qui compose la majorité des bandes-son de Lynch est réduite ici à une lointaine rumeur, des conversations parfois à peine audibles ou le chuintement des roues d'un peloton de cyclistes. Tout conspire à l'apaisement, au silence, au repos et à la réconciliation. Mary Sweeney rapproche The Straight Story d'Elephant Man; on repense en effet, alors que la caméra s'avance à nouveau dans une nuit d'évangile païen, aux derniers mots du film, qui disait simplement: «Rien, rien ne meurt jamais. Le fleuve coule, le vent souffle, les nuages passent, rien ne meurt jamais.».

back



Reviews | The Straight Story page | David Lynch main page
© Mike Hartmann
mhartman@mail.uni-freiburg.de